Tout un monde sur trois roues
Il
pétarade, vibrionne entre les voitures et tremble de toutes ses tôles
quand il accélère sur les quatre-voies. L’auto-rickshaw est l'âme de
l'Inde urbaine.
© Bénédicte Manier
De ses conducteurs, on oublie souvent le visage, car on ne voit que
leur dos qui tressaute au rythme des trous sur la chaussée. Ces
indispensables arpenteurs des routes acheminent chaque jour des millions
de passagers à leur travail, à l’école, dans les gares. Et on les
plaint de rester toute la journée assis dans ce four de métal, une jambe
repliée sur le siège, à respirer les gaz d’échappement, pour gagner si
peu.
À Delhi, les auto wallahs sont
souvent des immigrés pauvres du Bihar ou de l’Uttar Pradesh. Pour
acheter un rickshaw, ils sont contraints de passer par la mafia qui met
la main sur tous les véhicules dotés d’un permis de circuler, pour les
revendre 60% plus cher que le prix normal. Les conducteurs passent
ensuite leur vie à rembourser. D’où leurs longues heures de travail et
cette spécialité delhiite : leur refus de rouler au compteur, afin de
grappiller quelques centaines de roupies de plus chaque jour.
Quand il est apparu en 1959, ce dérivé du triporteur italien Piaggio a
représenté un vrai progrès sur les vélos-rickshaws tirés à la force du
mollet. Et très vite, il en a circulé des millions. Rien qu’à Bombay, il
y en aurait aujourd’hui plus de trois lakhs (300.000).
Mais leur contribution à la pollution urbaine a poussé la Cour Suprême à
ordonner en 1998 un changement de carburant : ils roulent désormais au
gaz de pétrole liquéfié ou au gaz naturel comprimé (LPG ou CNG).
Récemment, plusieurs versions électriques sont apparues - à fréquenter avec prudence, car certains rickshaws prennent feu à cause de batteries défaillantes.
Mais l'avenir réside sans doute dans les panneaux photovoltaïques :
plusieurs modèles de rickshaws solaires ont vu le jour, en version vélo
comme le Soleckshaw, inventé par Pradip Kumar Sarmah, ou en version motorisée.
Un autre élément influence aujourd'hui son évolution : la sécurité des
femmes en ville. Surtout depuis le viol collectif de la jeune Jyoti
Singh, le 16 décembre 2012, dans un bus de Delhi, un crime qui a
traumatisé le pays. Le triporteur noir et vert a donc désormais sa version rose, réservée aux femmes, une
alternative au bus pour celles qui craignent des attouchements. Encore
peu nombreux face à une forte demande, ils sont complétés
d'auto-rickshaws ordinaires portant un autocollant rose "for women at night", dont les conducteurs ont accepté de suivre une formation.
Le tuk-tuk est largement utilisé en Asie et au Moyen-Orient. Mais il
est aussi à l'origine d'une relation particulière entre l’Égypte et
l’Inde, que les chercheurs Yann Philippe Tastevin et Olivier Pliez
décrivent dans leur étude « La discrète filière de l’auto-rickshaw. Une ethnographie de la mondialisation ».
Entre Le Caire et Bombay, tout un petit monde urbain de milliers
d’emplois informels a en effet organisé une filière pour importer,
réparer et échanger les pièces de cette pépite des rues indiennes.
© Bénédicte Manier
(ce
blog est personnel : ses textes et ses opinions n'engagent aucunement
l'AFP, où l'auteure est journaliste)
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