L'odeur des saisons


 J’ai décrit dans mon livre Made in India l’odeur unique de Delhi - ce composé chimique de moteurs surchauffés, d’émanations d’usines et de masala épicé - aussi indissociable de la ville que celle du métro l’est de Paris.  
  Certains ont pu dire que l’Inde « vomit » ses odeurs. Rien n’est plus faux. L'opulence des odeurs en Inde est un cadeau à ceux qui veulent se plonger dans la singularité absolue de ce pays, et dans l’émotion qu’elle procure.  
  D’emblée, on retient évidemment le parfum envoûtant des guirlandes de marigolds (soucis) et de jasmin des temples. Ou l’arôme piquant du tadka, le mélange d’épices qui frissonne dans l'huile au début de toute recette indienne. L’odeur des masala dosa dans les échoppes de rue. L’âcreté de la naphtaline, posée dans les lavabos pour éloigner les cafards. Ou celle des galettes de bouse qui brûlent dans le chulha, le poêle rustique des maisons de village.

  ​Mais, avant tout, il faut être attentif aux senteurs des saisons.
  Dans les petits matins de printemps, les marchés de fleurs embaument de toute leur fraîcheur. Avril et mai ont la suavité des mangues, dont il existe autant de variétés que de noms (aam en hindi, mavina en kannada…) et de chansons populaires pour la célébrer.

  L’été, on se console de la canicule avec le parfum puissant des frangipaniers. Si enivrant qu’on dit que trop le respirer rend fou. 
  À mesure que le mercure monte, l’air s'emplit du diesel des générateurs : à plus de 35 degrés, les climatiseurs tournent à plein régime. Durant les vagues de chaleur à Delhi, on respire péniblement un air brûlant, immobile, qui sent le métal chaud et l’asphalte fondu. Il m’est arrivé, en plein après-midi, d’avoir la sensation de ne plus inspirer d’oxygène. 
   Il est temps qu’arrive la mousson. Dans les rues des villes, transformées en fleuves irisés de diesel, flottent alors les relents d’ordures emportées des trottoirs. Mais à la campagne, l’odeur puissante de la terre humide – la geeli mitti – envahit les matins humides. Et entre deux averses, les jardins détrempés exhalent toutes leurs senteurs végétales.
  Mais plus que le jour, la nuit est le royaume des senteurs. C’est le moment de sortir respirer les mille parfums de fleurs inconnues, qui flottent dans l’obscurité liquide.  

  Quand les dernières averses se retirent, elles laissent place à un automne calme. Dans les villages, on sent les feuilles de neem brûlées pour éloigner les moustiques. Pendant la récolte de la canne à sucre, les morceaux brisés de tiges, tombés des charrettes et écrasés par les roues, parsèment les routes du Punjab d’un parfum miellé.

   En septembre, quand s’ouvre la saison des mariages, c’est aux lourds parfums des guirlandes de roses, d’œillets et de jasmin qui ornent les salles de réception, que l’on devine qu’une cérémonie se prépare.

  Puis la fumée des pétards et des feux d’artifice de Diwali envahit les rues. L’air sent la poudre et s’alourdit de poussières qui s’agitent dans la lueur des phares. Elles restent piégées par l’hiver, qui surprend les villes en quelques jours et emprisonne tout, odeurs et matières, dans un brouillard froid.
  Durant des semaines, Delhi baigne dans ce halo humide et épais, concentré de gaz d’échappement, d’odeurs du charbon brûlé et des maigres feux de bois des bidonvilles.
  C’est l’époque où on se réconforte avec le kheer tiède, parfumé de cardamome, ma comfort food préféré de l’hiver. Et avec l’arôme des pooris chauds, cuisinés dans les minuscules échoppes de Chandni Chowk. Dès qu’on les touche, les pooris se dégonflent avec un soupir odorant.

  L’attente sera longue jusqu’au printemps. Il est temps, alors, de quitter les villes. De mettre le cap vers le sud. Et d’aller respirer le vent salé des plages du Kerala.



© Bénédicte Manier
(ce blog est personnel : ses textes et ses opinions n'engagent aucunement l'AFP, où l'auteure est journaliste)

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